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Neige éternelle
30 avril 2007

{copyright Chocolat 06}

Nouvelle écrite dans le cadre du concours La fureur de lire 2006 (thème imposé : le hasard) ... pour en savoir plus sur La fureur de lire 2007 (du 17 au 21 octobre) ...

Le Tigre

Inspiré de faits réels

Jonathan avait douze ans.

La tante en avait trente-quatre.

Le Tigre avait trente-neuf ans.

Il faisait chaud. Le soleil battait le tempo des départs. La proximité des vacances montait dans l’air comme la chaleur des braises brûlant d’un rouge nouveau sous le souffle du vent. La pluie avait cessé et la température s’était admirablement élevée, de cette manière brève et soudaine à laquelle les passants ne s’habituaient pas. Le macadam, impitoyable, échauffé sous le roulement incessant des voitures, s’attachait aux piétons. La chaleur les ralentissait, mais ils étaient de bonne humeur.

Jonathan avait douze ans.

Wema sourit lorsqu’elle vit l’enfant. Célibataire et orpheline à l’envers, son neveu représentait à ses yeux toute sa famille. Elle sourit en regardant le garçon s’avancer dans cette lumière de fin de matinée qui ne faisait pas encore mal aux yeux. La rue était longue.

À cet instant précis où l’enfant blond guettait une trace d’ombre sur le bitume, le Tigre passa une laisse autour du cou de son chien et sortit.

Bad Boy avait 4 ans. C’était un chien errant qu’il avait recueilli lors d’une de ses longues sorties en solitaire. Un chien comme il y en a déjà tant. Ni beau ni laid.

Wema ouvrit grand la porte. Elle savait que son neveu traverserait le petit jardin en quelques foulées à peine. Lorsqu’il la vit ainsi, debout sur le seuil, souriant, l’enfant allongea son pas, fit grincer la barrière verte, empoigna au passage les journaux qui venaient d’être déposés dans la boîte aux lettres rouillée et vint vite se planter là, devant elle, l’air faussement timide. Il avait caché ses mains derrière son dos, et, entre les feuilles grises couvertes des mots du monde, faisait jouer ses doigts. Ses pupilles, perchées trop haut dans les orbites, bordaient son long regard d’un trait blanc. Elle s’écarta brusquement.

Le Tigre et Bad Boy avaient leurs habitudes. Leur ballade de onze heures trente était comme une réplique à décliner. Ne changeant jamais. Leur tirade était d’ailleurs connue de tous les gamins de la cité. Il les saluait au passage, d’un vif et viril signe de tête, sans jamais s’attarder. Vingt-cinq minutes plus tard, Bad Boy était couché sur sa couverture grisonnante, dans le couloir d’entrée, et, trois mètres plus loin, le Tigre, seul, passait à table.

L’enfant savait qu’il s’agissait de sa façon à elle de l’inviter à l’intérieur. Il savait également ce qui l’y attendait. Jonathan avait douze ans. Tous les dimanches, il dînait chez sa tante. Il entra dans la petite maison, impatient, et se mit à respirer profondément, jusqu’à en être sûr. Wema avait tenu sa promesse tacite. Il se laissa envahir avec bonheur par l’odeur appétissante du poulet doré qui avait cessé de tourner dans le four. La table était déjà mise. Il se dépêcha d’ôter sa veste, et s’assit sur cette chaise qui était « la sienne ».

Bad Boy s’étira de tout son long. Le Tigre, qui d’habitude mangeait dans un silence absolu, se leva d’un bond souple et enjamba agilement le chien assoupi. Il s’immobilisa au milieu du couloir, jeta un coup d’oeil inquiet à la porte en bois puis fixa à nouveau l’étagère et appuya sur le bouton « on ». La radio se mit en marche en grésillant. Il poussa le volume à fond et s’effondra. Recroquevillé comme un enfant boudeur, il se laissa choir sur le tapis, dérangeant la poussière. Il éternua.

Wema posa deux plats sur la table et repartit dans la petite cuisine attenante à la salle à manger, chercher une carafe d’eau. Puis, le festin du dimanche du numéro 86 de la grande rue débuta. L’enfant s’en donnait à cœur joie. Wema l’observait en riant silencieusement. C’était une femme élégante sans être belle. Wema avait 34 ans. Les premières rides, minuscules, avaient fait leur apparition sur sa peau noire. Elle avait un regard doux. Elle était heureuse, et si cela n’était pas visible, cela se sentait. C’était dans l’air. Dans la chaleur. La brise. Et le goût du poulet grillé.

Si le Tigre avait su pleurer, sans doute aurait-il pleuré.

Jonathan, qui avait avalé le contenu de son assiette à une vitesse fulgurante, attendit que la tante, à son tour, eu fini de manger. C’était la fête des mère et Wema, qui n’en était pas une, avait 34 ans.

Si le Tigre avait su crier, sans doute aurait-il crié.

L’enfant se leva ensuite poliment, sans rien demander, et se pencha sur son sac à dos. C’était la fête des mères, et Jonathan, qui n’avait rien offert à la sienne, tendit un petit paquet cadeau à Wema, qui n’en était pas une. Elle sourit, et ses dents se découvrirent naturellement. L’enfant s’en réjouit. Il se releva et commença à débarrasser la table tout en pressant sa tante de défaire l’emballage.

Si le Tigre avait su aimer, sans doute aurait-il aimé.

Le ruban avait été noué avec tant d’ardeur que Wema, pour le défaire, s’aida d’un couteau qui trônait encore, seul, au-dessus de la nappe gaiement tachée. Le papier vert se plissa docilement entre ses doigts, et la merveille apparut. C’était un petit flacon. Avec un bouchon doré. Il conservait comme un bijou précieux une substance moelleuse brillant de mille reflets. Wema le dévissa et une odeur sucrée, un peu dérangeante, de solvant s’engagea dans la pièce. Jonathan reboucha le flacon de vernis d’un geste précipité et fit gentiment remarquer à sa tante que l’heure avançait.

Alors, le Tigre fit la seule chose qu’il savait. Il sortit. Laissant le chien gémissant derrière ses pas, il sortit. Le ciel s’était assombri. Le soleil brûlait toujours au loin, mais le vent, jadis assoupi, s’était levé, entraînant dans sa danse sinistre les pétales roses des arbres en fleurs.

Wema ouvrit à nouveau la porte. Et la referma aussitôt. Elle enfila une veste, en tendit une autre à son neveu et espéra tout haut qu’il ne se mette pas à pleuvoir. La gare n’était pas loin, mais Wema, par précaution et par belgitude, emmena à la va-vite un vieux parapluie traînant par terre, derrière la porte, et le fourra dans son sac. Elle vérifia deux fois de suite que la porte était bien fermée à clé et tendit sa main droite à l’enfant.

Le Tigre, comateux, se laissa pousser par les rafales. Il monta dans un bus, d’instinct. Il avait froid. Pourtant, la température n’avait pas baissé d’un degré. Il y avait juste ce vent. Chez lui, la radio gueulait et le chien attendait toujours.

Jonathan enfila sa main dans celle de sa tante. Il savait où elle l’emmenait et il fût heureux d’y penser. Il n’avait pas souvent l’occasion de sortir en dehors de la ville. Il connaissait bien les structures en travail et les grues du chantier qui se voyaient de loin. Mais, il n’était que très rarement encore monté sur les quais.

Le Tigre grelottait et on n’aurait su dire s’il souffrait du froid ou d’une fièvre quelconque. Lorsque le bus s’arrêta au tournant d’une place et que le chauffeur lui fit comprendre qu’il était temps de descendre, le Tigre sortit docilement. Par réflexe, il accéléra pour se réchauffer. Le bruit du carillon frappé par la porte fit sursauter le seul client.

Et soudain elle était là, vêtue de cette poussière jaune qui habille les chantiers de la belle saison.

Le Tigre ressortit presque aussitôt du café.

Sur le quai numéro sept, à 12h58, Jonathan et Wema montaient dans le train à destination d’Ostende.

Le Tigre prit des ruelles pour des autoroutes et se laissa guider par les voitures inexistantes. À 15h32, il entrait dans une boutique.

À 15h46, Wema descendait du train avec son neveu. Ils sortirent de la gare quelques minutes plus tard, et respirèrent l’air de cette province inexplorée. L’odeur de la mer était proche. Main dans la main, ils s’engouffrèrent dans la rue principale du quartier.

Jonathan remarqua que les gens qu’ils croisaient parlaient une langue dont il ne pouvait comprendre les mots. Finalement, il n’avait pas plu. Mais le vent coléreux avait tout retourné, et la poussière volait joyeusement dans l’air apaisé.

À 15h50, le Tigre, fier de son nouvel achat, tourna le coin de la rue principale du quartier.

Et soudain, le temps se paralysa. Le Tigre vit ces étrangers qui rayonnaient. Wema comprit tout de suite, les reflets du métal l’avaient éblouie. Et tous ensemble, à cet instant, ils se figèrent. Lentement, le Tigre brandit son arme neuve.

Jonathan avait douze ans.

La tante en avait trente-quatre.

Le Tigre avait trente-neuf ans.

Sans viser, il tira. Trois fois.

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